XAVIER BAERT
POETIQUES
DU VISIBLE
AVEC LES FILMS D'ETANT DONNÉS
AVANT D'ÊTRE TENUS pour
des chefs d' oeuvre du cinéma expérimental, les films
d'ETANT DONNÉS ont emprunté
des circuits infimes, des traversées souterraines, des trajets
aussi fragiles qu' eux-mêmes (des originaux en 8 mm, à
la merci d'un projecteur défectueux ou d'une collure endommagée,
et dont chaque projection fait frémir). Pour préparer
une séance consacrée au cinéaste et compositeur
André Almurò, je passe de nombreuses heures à découvrir
ses films haptiques sur la jouissance. Au terme de quelques soirées
de projection, Almurò souhaite me montrer d' autres images qui,
dit-il, devraient m'intéresser. Royaume: émerveillement.
Grâce à Nicole Brenez et à la rétrospective
Jeune, dure et pure ! Une histoire du cinéma expérimental
et d'avant-garde en France, qu'elle organise á la Cinémathèque
française, les films d'ETANT DONNÉS
vont désormais crépiter dans les salles de l'avant-garde.
Pour décrire les évenèments qui
se déploient dans Aurore, dans Royaume
et dans Bleu, les outils font peut-être encare
défaut ; jusqu' à présent, on s' est assez peu
penché sur un cinéma qui travaille aussi spécifiquement
sur l'image comme sensation.
Ce qu'on peut alors tenter, le plus simplement possible, c'est tracer
quelques lignes, essayer de dégager quelques dimensions, quelques
questions, quelques perspectives qui traversent ces films et les rattachent
à l'histoire des images et du cinéma.
Et d'abord, l'intérêt que les freres Hurtado
portent aux Dreamachines
de Brion Gysin, des dispositifs de perception qui appartiennent pleinement
au cinéma et offrent quelques points de recoupement avec leurs
films. Réinventant le zootrope comme origine technique et perceptive
du cinéma, Gysin
place la lumière au centre du dispositif et la travaille comme
matière sensible de l'abstraction (pas d'images figuratives et
la création d'un mouvement, comme dans les zootropes originaux,
mais des rapports de lumiere et d'obscurité, et la création
de l'hallucination comme perception abstraite).
La perception seule, et l' oeuvre comme sa voie, hors de toute fétichisation
de l'objet: pour réaliser leur fonction (créer l'hallucination
et la couleur par les clignotements de la lumière) , les Dreamachines(2)
doivent disparaître. Conçues pour être perçues
les yeux fermés, les machines de Gysin échappent à
un certain ordre du visible pour proposer un travail sur la sensation
interne pure.
Lumière, couleur, abstraction, perception, hallucination: quelques
préoccupations qui rejoignent celles d'ETANT
DONNÉS qui, pourtant, ne s'y réduisent
pas. Le plus fertile, dans cette proximité, réside dans
la tension des nombreuses différences, et principalement, pour
ETANT DONNÉS, la question
de la prévalence du visible et du réel, qui n' exclut
pas la recherche de la sensation.
Le dispositif de Gysin échappe en effet à ce qui caractérise
leur travail sur le visible et ce qu'il comprend: dans ses dimensions
figuratives, l' affect, la matière et le traitement de l'extase,
et formellement, la surimpression, le ralenti et le rapport de l'image
et du son, c'est-à-dire leurs propositions aussi fortes que radicales
sur les puissances propres du cinéma.

L'EPIPHANIE DU VISIBLE
DANS UNE PERSPECTIVE RELIGIEUSE,
mystique, ou qui, plus généralement, se rapporte d'une
quelconque façon au sacré, la légitimité
d'une image ne va jamais de soi. La question de la visibilité
du sacré traverse aussi les films d'ETANT DONNÉS, dirigeant le geste de création et indiquant
les fonctions et les puissances données à l'image.
Un des débats les plus féconds sur l'image trouve ainsi
son origine dans cette question, et se tient à Byzance, aux VIIe
et IXe siècle: dans la Querelle des images,
qui oppose les iconoclastes et les iconophiles, se perpétue un
paradigme dont certains aspects continuent de circuler dans les films
d'ETANT DONNÉS.
L'iconoclasme refuse d'accorder toute légitimité à
l'image, c'est-à-dire toute valeur ontologique, en vertu de l'absence
d'une consubstantialité entre l'icône (l'image)
et l'archétype (le divin). L'image constitue
une forme déchue, incapable d'accéder à l'intelligible,
et l'iconoclasme, argumentant sur la transparence ontologique de l'image,
opposée a la plénitude ontologique de l'idée, reprend
les argumentations platoniciennes sur l'image comme illusion.
Pour défendre l'image, les iconophiles ont recours a des propositions
tres concretes. Dans le Discours apologétique contre ceux qui
abolissent les saintes images, Jean Damascène recense ainsi les
propriétés à la fois figuratives et spéculatives
de l'image, par questions successives ... dont "En vertu
de quoi y a-t-il image ?":
"Toute image décèle ce qui est caché et le
rend manifeste.
Je donne un exemple: puisque l'homme n 'a pas la connaissance nue de
l'invisible, l'âme étant dissimulée par le corps,
ni celle des choses qui adviendront après lui, ou des choses
éloignées ou distantes dans l'espace et dans le temps,
l'image a été conçue comme un guide pour la connaissance,
comme la manifestation et la révélation des choses cachées,
entièrement consacrée á l'utile et au bénéfique
et tournée vers le salut, afin que parmi les choses exposées
en public, nous discernions ce qui reste caché et que désirions
et tendions vers le bien, el qu'au contraire nous nous détournions
avec aversion du mal. "
La question éthique ne circule jamais dans les
films d'ETANT DONNÉS. Si elle
informe encore le cinéma contemporain, c' est plutôt dans
les films d'Abel Ferrara, comme Bad Lieutenant et The
Addiction, qui renouent avec des questions tres classiques
de théodicée (si Dieu existe, comment le mal peut-il
être ?) et d'éthique (le mal comme pulsion
originelle et définition de l'humain).
Dans les films d'ETANT DONNÉS,
l'image possède des fonctions identiques a celles proposées
par Damasèene: l'identité de la vision et de la connaissance
(que Serge Daney désignait du beau terme de photologie) donne
à l' image une fonction à la fois épiphanique ("toute
image décèle ce qui est caché et le rend manifeste")
et spéculative (l'image a été conçue
comme un guide pour la connaissance").
L'apologie iconophile ne situe donc pas le débat sur la consistance
mais sur les puissances de l'image. La pure surface de l'image n' est
ras niée, et il en dérive même une substance qui
n' est pas séparée du monde mais en fait pleinement partie.
L'image se trouve alors au principe même de la création:
pour Damascène, Dieu est en effet le premier à produire
des images (le Fils est l'image du Père, et toute la création
peut se comprendre comme un système de miroirs entre lesquels
n' existe aucune perte ontologique).
Radicalement légitimée dans son rapport
au sacré, l'image n' est jamais conçue comme une simple
copie mais comme une création: pour "rendre manifeste",
il faut prendre en charge le visible dans son devenir plastique.
Pour ETANT DONNÉS comme pour
Damascène, la transparence n' est pas une inconsistance, et l'
image comme surface n' est pas une dégradation par rapport au
monde, mais elle possède des qualités spécifiques,
matérielles et lumineuses.

L'AFFECT COMME MATIERE ET LUMIERE
VENUS PRÉSENTER Bleu
a la Cinématèeque française, Eric et Marc Hurtado
ont beaucoup insisté sur la notion d'amour,
qui se trouve à l' origine de leur démarche. Dans Aurore,
Royaume et Bleu, l'affect est traité
comme matière et comme lumière, toujours rapportées
à la sensation.
Pour atteindre la sensation pure, l'image doit elle-même devenir
tactile. La main qui effrite des blocs de terre ou s'enfonce dans la
neige, le doigt qui tente de toucher le soleil réduit à
un simple point de lumière font partie de ces images programmatiques
qui signalent le rapport de pure sensation avec la nature, qui se développe
dans les films le long de somptueux entrelacs. Dans la tactilité
visuelle, la sensation n' est plus circonscrite à un gens en
particulier, mais transgresse l' organisation habituelle des sens. L'image
tactile, celle "qui nous met une main dans l'oeil",
comme l'écrit Deleuze
sur Bacon, invente constamment une nouvelle organisation sensorielle,
tendant vers une "unité phénoménologique
de tous les sens".
Chez ETANT DONNÉS, la
tactilité passe par la description des matières (herbe,
terre, eau, neige...), et a constamment recours à la surimpression,
au ralenti et au son pour inventer de nouvelles textures.
La matière visuelle est inséparable de son existence lumineuse,
qui lui est le plus souvent donnée par le soleil, omniprésent
dans Aurore, et d'une présence toujours croissante
dans Bleu, jusqu'a son dédoublement, par la
surimpression, dans des images de pure chaleur estivale. Le reflet du
soleil dans l' eau est à l' origine de toute description dans
Royaume, et son image circule dans le montage au travers
de variations constantes. Lumière du soleil sur le monde, lumière
qui impressionne la pellicule, lumière du projecteur qui redonne
la visibilité du mouvement des images: grâce aux puissances
visuelles de la lumière, les films d'ETANT
DONNÉS tendent vers un embrasement général
des phénomènes.
Ce travail sur les textures liquides rattache ETANT
DONNÉS à une longue tradition du cinéma
d'avant-garde français, dont le cinéaste le plus exemplaire
est certainement Jean Epstein, et passe aussi par Renoir (Partie
de campagne), Vigo (L'Atalante et Taris roi de l'eau),
jusqu'à Duras (Aurélia Steiner), et aujourd'hui
Philippe
Grandieux. La luminosité des textures liquides formalise
toujours un affect: ainsi, dans L'Or des mers d'Epstein,
leur opacité rend concret un travail sur la misère, a
la fois économique, sociale, familiale et affective, alors que
les scintillements de Finis Terrae rendent directement
plastiques les affects violents d'amour et d'amitié.
Les films d'ETANT DONNÉS
entretiennent un rapport privilégié avec Sombre
de Philippe Grandrieux, qui renoue avec un travail sur la lumière,
son opacité fondamentale et son scintillement, pour figurer la
pulsion. Dans la séquenee du lac de Sombre,
le désir est décrit comme une matière liquide lumineuse:
en contre-jour, la figure de Jean (Mare Barbé) se découpe
sur l' image abstraite de reflets sur l' eau, devenue de purs rapports
de lumière et de textures. Une transparence totale et un flux
sans résistance, qui plongent dans l' opacité et dans
la résistance de la nature après la séquenee de
viol:
la pulsion peut alors changer de nature, et devenir par le flou une
onde de chaleur figurant une tête de mort.

FONCTIONS DE LA SURIMPRESSION
AVEC LE SON ET LE RALENTI, la
surimpression constitue une des trois composantes du dispositif formel
des films d'ETANT DONNÉS. Elle
fait toujours intervenir un troisième terme: l'utilisation de
filtres de couleurs différentes à chaque impression crée
un chromatisme original, qui indique que la surimpression ne fonctionne
ni comme addition ni comme soustraction, mais comme le vecteur d'une
troisième image, irréductible à un enregistrement
littéral.
La surimpression ne concernepras l'image seule: dans le rapport de l'image
et du son, elle trouve un nouvel élément. Le son n' est
pas utilisé comme une dimension indépendante ou simplement
parallèle à l'image: il constitue une nouvelle surface
qui se superpose aux images, un autre état, sonore, de la transparence.
Plusieurs dimensions convergent dans la création du son:
la musique, puisqu'avant tout, les frères Hurtado
sont musiciens, le travail sur les sonorités de la nature (bruissements,
chants d'oiseaux, vol de guêpes...) et la poésie.
Le son permet ainsi de prolonger la tactilité et la plasticité
de l'image: par exemple, au début de Bleu, l'emergence
du mot "soleil", qui se constitue dans la
lecture croisée de la répétition de "sol"
et de la récitation de ses lettres (s; o;
l; etc) , indique que le son vaut au moins autant pour
ses rythmes et ses valeurs plastiques que pour le sens qu'il véhicule
(ce que prennent aussi en charge le volume sonore très élevé
des films, et le travail sur la force du murmure, prolongeant le travail
sur le son comme matière et sensation). Ainsi, même lorsqu'il
n'y a qu'une seule image (ce qui arrive rarement dans les films d'ETANT
DONNÉS), le rapport de l'image et du son permet
de dire qu'il y a là, déjà, une surimpression,
à la fois acoustique et visuelle.
Dans ses nombreuses variétés, la surimpression a plusieurs
fonctions:
-Sédimenter les perceptions. Non les figer, mais dégager
leur devenir dans une mobilité constante. L'affect d'amour est
alors conçu comme une superposition d' états de conscience.
-Produire la réunion harmonieuse des contraires (par exemple,
l'eau et le feu).
-Créer des corps hétéromorphes, comme la main formée
de branches de Bleu ou les roseaux liquides de Royaume.
-Ainsi, en les décrivant, prendre les phénomènes
dans un devenir unique: un même mouvement, un même flux,
un même défilement, celui de la pellicule ; rechercher
une substance unique, qui traverse tous les phénomènes,
de la nature ou de la conscience.
-Prendre en charge tout le visible, tout mettre dans le champ ; la surimpression
permet d'annuler la possibilité d'un hors-champ, d'un autre du
visible ou d'un invisible; l'image se trouve alors dotée de puissances
absolues.
-Créer la présence. La surimpression s' écarte
ici de son usage traditionnel de dissolution -les 17 surimpressions
du Napoléon de Gance, par exemple, figurent
la panique et le chaos du naufrage, et permettent de dissoudre la figure
du héros dans l' événement -et de création
du fantôme- dans Vampyr de Dreyer, toute figuration
est ainsi livrée à un inéluctable devenir fantôme
La surimpression comme présence, proposée par ETANT DONNÉS, reste dans la question de la manifestation du
visible de Damascène, et dans une préoccupation fondamentale
qui trouve son expression poétique a la fin de Bleu:
"Présentes, les jonquilles, ces clochettes de printemps
et les lourdes cornes qui coupent le ciel en petites billes ;
Présente, la trace de mille bûlures sous la coupe de ta
barbe ;
Présente, la flamme qui perturbe ton regard ;
Présente, la boue sous le fer pour ne pas s'envoler".
Les films d'ETANT DONNÉS
renvoient ainsi aux films du courant de "L'Underground franfais",
dans les années 70 (Ahmet Kut, Jean-Pierre Bouyxou, et surtout
Étienne O'Leary), ainsi qu'à ceux de Pierre Clémenti,
comme Visa de censure n° X, un cinéma de
l'utopie politique et affective, qui a recours à la surimpression
de la même façon, dans la création d'un flux qui
entraîne tous les phénomènes, et qui soit aussi
le flux des états de conscience.

PUISSANCES PSYCHIQUES
ET HYPNOTIQUES DE L'IMAGE
DANS LA RECHERCHE d'une unité
fondamentale des choses, les films d'ETANT DONNÉS
tendent à surpasser tous les dualismes, entre l'humain et le
divin, entre 1'homme et la nature, entre le corps et l' esprit, entre
la matière et le psychisme.
Comme beaucoup de chefs d' oeuvre du cinéma contemporain (Lost
Highway de David Lynch, The Blackout d'Abel
Ferrara, The Blade de Tsui Hark), les films d'ETANT DONNÉS travaillent sur le caractere éminemment
concret du psychisme.
On trouve une occurrence majeure de l'importance des images dans le
fonctionnement du psychisme dans LeSyndrôme de Stendhal
de Dario Argento.
Lors d'une visite à la Galerie des Offices de Florence, Stendhal
est pris d'un malaise qui lui fait entendre les motifs des tableaux.
Dans la séquence de la Ronde de nuit de Rembrandt, Argento reprend
littéralement ce schéma d'hypnose par l'image, et décrit
le psychisme comme processus cinématographique. C'est d'abord
le son qui fait prêter attention à l'image ; puis l'héroïne
recouvre le tableau de Rembrandt d'un drap blanc, soit d'un écran
de cinéma qui annule le dispositif de perception de la peinture
; enfin, après le dévoilement de l'image, l'apparition
du mouvemet par des raccords d'images fixes à des images en mouvement,
qui figurent la réminiscence du personnage. Un écran,
du son, du mouvèment: en décrivant le psychisme comme
un phénomene cinématographique, Le Syndrome de
Stendhal renoue avec l' intuition de Bergson dans L'Évolution
créatrice qui, même s'il voit l'indice d'une dépréciation
dans l'analogie du cinéma et de la pensée, pose pour la
première fois les rapports du cinéma comme dispositif,
de l'image et du psychisme.
Dans les films d'ETANT DONNÉS,
la dimension mentale des images passe aussi par la reprise de la figure
de Narcisse. Les motifs mythiques sont récurrents dans le cinéma
d' avant-garde, notamment dans les années 70-80, et ont aussi
recours au ralenti. Dans le célèbre Pink Narcissus
de James Bidgood, longtemps attribué a Kenneth Anger, on retrouve
(mais cette fois dans la facticité la plus totale) les préoccupations
matérielles et sensitives du corps et de son environnement, et
parfois même de stupéfiantes superpositions de gestes (chez
Bidgood comme dans Aurore, Narcisse effrite des blocs
de terre et ne recueille que du sperme dans la paume de sa main). Selva
de Maria Klonaris (avec Katerina Thomadaki, pionnière du cinéma
élargi et instigatrice du courant du "cinéma
corporel") reprend la figure de la nymphe dans la nature,
afin de raviver, par la sorcellerie, un rapport magique avec le monde:
on y retrouve le motif narcissique du miroir posé sur un lit
de feuilles, un travail sur la sensation qui se termine par une séquence
de surimpression qui engloutit Selva dans la matèere de la forêt.
Comme Salomé de Téo Hernandez, revisitation
abstraite du mythe par des textures de tissus et des bijoux qui se détachent
sur fond noir, comme Gradiva de Raymonde Carasco, étude
sérielle sur la marche, ces grandes reprises du mythe sont liées
par l'utilisation du ralenti. Dans les films comme dans ceux d'ETANT DONNÉS, le ralenti n' est jamais un recours à
la fixité de l'image, a la régression du cinéma
à son origine photographique. Le ralenti ne se produit jamais
contre le cinéma, au contraire: il permet de déployer
une qualité propre au cinéma, et qui releve de l'hypnose.
Il n'y a ainsi plus aucune différence entre l' esprit et la matière,
entre le perçu et le vu, entre le psychisme et le corps, entre
la sensation et la pensée: tout est pétri de la même
substance, qu'on considère différemment comme espace ou
comme pensée. C'est en quoi les films d'ETANT DONNÉS entretiennent une affinité essentielle
avec la pensée de Spinoza, et peuvent apparaître comme
un accomplissement spinoziste du cinéma: l'idée d'une
immanence totale du divin dans les phénomènes, la recherche
de la perfection dans le réel (pas de transcendance, d'ailleurs
ni d'au-delà), une substance unique pour tous les phénomenês,
qui justifie les propositions figuratives les plus hétéromorphes,
l'identité de l'esprit et de la matière, de Dieu et de
la nature, convergent dans la notion même de nature, englobant
tous les phénomènes existants, et régie par un
répertoire de vitesses, de l'infime à la fulgurance.
LA CREATION DE L'EXTASE
L'EXTASE constitue peut-être
un des grands enjeux du cinéma d'ETANT
DONNÉS. On trouve une définition de la
sortie de soi, mystique mais aussi affective et physique, dans un vers
de Bleu: "Droite est la ligne du coeur a l'étoile".
Aurore propose les images les plus explicites sur l'
extase: dans le regard-caméra, l'effroi mystique figure une terreur
de l'affrontement direct, d'une charge émotionnelle trop lourde.
Surtout, Aurore montre le rapport de l' extase à
la lumiere: dans la derniere extase du film, la tête est en contre-jour
et floue, le soleil derrière elle, puis la lumière dévore
l'image, devenue totalement blanche. L' extase comme dévoration
par la lumière nécessite ainsi un éblouissement
général.
Au cinéma, l' extase constitue souvent un clímax ; dans
les films d'ETANT DONNÉS,
elle se produit plutôt dans la continuité, dans un continuum
de sensation qui la rapproche de la béatitude. Définie
comme le rapport de l'intime et du cosmique, elle transgresse les échelles
naturelles (la monumentalité du corps humain balayée par
la petitesse du naturel) pour produire l' élan de la conscience
vers le cosmique.
Le cinéma a permis de renouveler les figures de l'extase: le
saint et Narcisse côtoient désormais le danseur (les films
de Jean Rouch) , le vampire (Satan bauche un coin de
Jean-Pierre Bouyxou, Lacrima de Stéphane du
Mesnildot) et le drogué (L'Enfant secret de
Philippe Garrel, Ferrara). Ixe de Lionel Soukaz, essai
autobiographique et pamphlet politique d'une grande violence, constitue
le hors-champ radical des films d'ETANT DONNÉS.
Pourtant, dans la recherche de l' extase par la drogue, le film retrouve
les mêmes solutions: l'extase comme rapport au cosmique (le cosmique
comme imagerie, galaxies et planètes refilmées a la télévision),
le ralenti (du son, cette fois-ci, instaurant deux vitesses différentes
de la conscience), l' extase comme sérialité et le regard-caméra.
Ici, l'extase n' est pas une plénitude mais une soustraction,
et trouve une force inédite dans sa recherche comme résistance
politique a l'horreur du monde. (De la même façon, l'hallucination
peut elle aussi être mise au service d'une critique politique.
En 1970, dans la mouvance situationniste et sous l' égide de
Burroughs, Jean-Jacques
Lebel édite une "revue-tract à détruire"
qui traite autant du LSD que de la critique de la société
marchande, et dont le nom est a lui seul un programme: L'Internationale
Hallucinex).
La recherche de l' extase pousse le cinéma à produire
ses plus grands traités formels. Dans Andy Warhol's Exploding
Plastic Inevitable de Ronald Nameth, accomplissement du film
de dance (celle de Gérard Malanga) , toutes les ressources formelles
du cinéma sont explorées: abstraction et figuration, surimpression
et clignotement, noir et blanc et couleur, positif et négatif,
différentes vitesses entre les images et dans une même
image, fonction de la lumière et de la couleur... Comme ce sommet
du cinéma, les films d'ETANT DONNÉS
nous rappellent que l'extase n' est pas un état
subi mais une action, et que le cinéma ne se limite pas à
son enregistrement ou à sa reproduction. Le cinéma, ses
puissances visuelles et ses propriétés sonores sont à
même de créer l' extase.
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