STÉPHANE DUVAL
RENCONTRE AVEC
ETANT DONNÉS
Stéphane Duval:
La globalité de vos travaux semble régie
par l'Art Roya!. Tu m'as déjàl expliqué certains
de les textes au regard de I'alchimie.
ETANT DONNÉS: Il nous paraît
nécessaire, tout d'abord, d'éclairer notre relation à
l'acehimie. Pour reprendre les termes de ta question, tu dis qu'il te
semble que nos travaux soient régis par l'Art Royal, or, le verbe
"régir",
que tu emploies, supposerait que nous appliquions un savoir extérieur
à notre art, que nous placions celui-ci sous l'emprise de la
loi d'une connaissance, d'une philosophie, que nous
transfusions, en quelque sorte, un acquis,
dans ce qui s' avère être avant tout un processus de découverte,
une véritable pêche de nuit,
et ce, forcément, d'une manière rationnelle. Ce
n'est pas le cas.
Tout poème, toute oeuvre d'art, existant, nous dirons, en vérité,
est une transnguration d'un étant
matériel en étant
spirituel. La chair devient lumière et cette lumière contient
la chair. Elle la révèle.
Nous dirons que cette lumière, comme essence
de la chair, chair de sa chair,
est également une essence de matière, une
matière de matière.
L' oeuvre d' art eomme essence, matière habitée, contient,
embrasse, embrase tous les savoirs. C'est un diamant offrant mine feux
au regard, c'est un arbre, un infini de feuilles dans le vent, qui pourra
être décrit par plusieurs observateurs, différemment,
selon leurs positions respectives, mais jamais totalement intégré.
A l' esprit de la matière correspond la matière de l'
esprit. C' est cela le Christ marchant sur les eaux, un miroir sur un
miroir, lumière sur lumiére!
Il est simplement naturel
de pouvoir étudier, décrypter, nos travaux dans leurs
rapports à l' alchimie, le contenu exprimant toujours la forme
du contenant, puisque le contenant imprime
sa forme au contenu. Le poète dégage la parole de ses
gens multiples, le subtil de l'épais, pour révéler
sa vérité, son être (l' être de la parole
est l' être du poète)
.
N' est-ce pas, à la fois, le but et le moyen de l'Art Royal ?
Cette parole, neuve et éternelle, substantielle,
n' est-elle pas elle-même pierre philosophale, transfigurant tout
être à son contact ? Cette parole ne provient-elle pas
de l'espace de l'amour ? Ne rend-elle pas la matière à
l'esprit et l' esprit à la matière ? Ne réconcilie-t-elle
pas ce qui semblait séparé ? N'unit-elle pas les contraires
? N' annihile-t-elle pas même cette notion de contraires ?
Il n'y a d'alchimie que l'opérative. La démarche
alchimique, c'est emprunter le regard de Dieu pour contempler
Sa création, la matière du Monde, et la voir comme émanation
de Son Esprit. C'est emprunter la voie
de l'Amen.
Changer la vie ! disait Rimbaud. Un art strictement
symbolique n' est pas un art.
Justement, certains ont
cru voir des liens entre Rimbaud et I'alchimie...
On a souvent discouru et écrit, plus longuement
encore, sur "la clef symbolique de
ses écrits à la lumière de l'alchimie",
c' est oublier que Rimbaud était un
poète ! Non un alchimiste qui aurait codé
ses textes afin de transmettre aux seuls initiés leur sens ésotérique.
Rimbaud est une pensée sauvage,
c' est-à-dire une pensée
consciente. L'alchimie, c'est la création vue
dans le miroir du mercure. Chercher son regard et y trouver le regard
de Dieu.
La vigne est-elle le ciel de l'épis
? Ou l'épis le ciel de la vigne
? Ainsi en est-il de l'homme et de son créateur, de la matière
et de l' esprit.
Elle est retrouvée.
Quoi ? l'Eternité.
C'est la mer allée
Avec le Soleil.
Arthur Rimbaud
NOUS AVONS L'ART
POUR NE PAS PERIR
DE LA VERITE
NIETZSCHE
Oui, emprunter la voie de l'Amen, c'est tendre à
une infinie minceur. Le poète dit ce qu'il ne sait pas. Il est
l'Insensé (Platon,
philosophe post-socratique, et en tant que tel un des premiers penseurs
inconséquents,
les avait d' ailleurs bannis de sa cité.). Il dit le non
sens.
Le sens ne peut que se raccrocher au non sens, pour lui donner du sens.
C' est le cas de l' analyse symbolique d'une oeuvre d'art. Le sens est
toujours une forme de symbole
se greffant sur une parole, sur un acte élevé en
vérité.
La parole se situe irrémédiablement au-delà.
Pour employer une métaphore, comparons la parole à une
chambre obscure, le sens étant une lumière extérieure
pénétrant par la fenêtre, et révélant
ses murs, son décor. Cette lumière n'émane pas
de la chambre elle-même, elle est une projection, révélatrice
d'un aspect de la chambre.
Ainsi, le sens que l' on croit déceler dans une oeuvre n'est
qu' une émanation de soi-même.
On croi reconnaître certains symboles, certains archétypes,
ceux ci n' étant en fait que l'image projetée de nos propres
structures mentales.
La capacité vibratoire
d'une oeuvre, ce que nous appellerons sa
reserve d'amour, ne saurait être réduite
a ce que l' on croit y déceler. Pour l' artiste comme pour le
spectateur, l'art peut agir comme une révélation, mais
une révélation de soi-même.
"En quelle
mesure l'artiste n'est qu'un degré préliminaire ?
Le Monde comme ouvre d'art s'enfantant Soi-même... "
Nietzsche, La volonté
de puissance
À quoi se rapportent ces raisins que
vous pressez dans vos mains, par exemple lors de la performance de Geneve
? Une célébration dionysiaque?
Un diadéme
nocturne
De violettes, de blé, de raisins pourpres
Forme l'année du voyant
Georg Trakl
C'est un commencement, un baptême... Un baptême
a la fois dionysiaque et chrétien, le raisin comme feu et esprit.
Nous avons les yeux clos jusqu'à recevoir le jus sacré
de la grappe sur nos paupières, alors
nous pouvons voir... .
Les fondements de nos actes dans nos pièces, et de notre théâtre,
sont magiques, leurs finalités également. Nous parlons
d'une magie naturelle,
au sens où l'entendait Novalis, qui disait: "Une
charmante fille est une magicienne plus réelle qu'on ne croit...
Tout contact spirituel ressemble à celui de la baguette magique"
ou "L'amour est le principe qui rend
la magie possible. L'amour agit magiquement."
Notre conception de la magie tient dans ses deux mots
"contact spirituel".
L' esprit agit directement, physiquement sur la matière. Le contraire
est également possible. La vision d'un corps aimé peut
soudain bouleverser toute notre conception spirituelle du monde...
Comment cela est-il possible ? je ne vois pas, je ne sens pas, nous
objecterons certains matérialistes, voire même certains
idéalistes... C' est que le corps
est la courbure de l'esprit. Nous, nous disons que le
corps c'est l' esprit, que l' esprit n'habite pas plus le corps que
le corps l' esprit, que l'un n'a pas été créé
a partir de l'autre, mais qu'ils participent l'un à l' autre
par spiration conjointe, qu'il n'y a pas de corps, qu'il n'y a pas d'
esprit, mais Tout, qui est l' Unique.
Pour citer une parole de Jésus dans l'Évangile de Thomas:
Si la chair est venue à
l'existence
à cause de l'esprit,
c'est une merveille,
mais si l' esprit est venu à I'existence
à cause du corps,
c'est une merveille de merveille.
Mais moi, je m'émerveille de ceci.
Comment cet Être qui Est
Peut-il habiter ce néant ?
Au delà des consonances alchimiques
qu'ont cru déceler certains commentateurs, qu'est ce qui vous
a poussé à emprunter votre nom de scene a I'oeuvre Etant
donnés de Marcel Duchamp ?
ETANT DONNÉS, c' est Je
suis,je donne.
Je donne ce que je suis.
Hors sa signincation ontologique, son sens utile est
celui d'une exposition. Elle ne signine rien en elle-même, si
ce n' est introduire une série de faits, d'actes. C'est une façon,
a la fois de rester libre par rapport à un nom et d'être
totalement et consciemment
déterminé par son sens réel
(c'est-à-dire sa signification profonde le plus souvent enténébrée
par le sens commun).
N' est-ce pas également la caractéristique des noms propres,
(que nous n' avons pas choisis) ? Les hommes s' aperçoivent généralement
vers le milieu de leur vie, que le sens réel de leur nom a secrètement
gouverné la majeure partie de leur destinée...
ETANT DONNÉS, c' est évidemment aussi
une référence à l' oeuvre ultime de Marcel Duchamp:
Etant donnés;
1: La chute d'eau, 2: Le gaz d'éclairage, élaborée
secrètement à New York durant les 15 dernières
années de sa vie. Cette oeuvre est la clé de tous ses
travaux précédents, elle éclaire de sa lumière
victorieuse, portée
comme un flambeau par un bras de femme nue, le sens transcendant que
l'artiste lui-même a voulu donner a tout son travail. C' est un
véritable requiem spirituel. Amour et mort, tout est là
et au-delà.
Son sens alchimique nous intéresse également. Duchamp
est le plus souvent considéré comme un artiste de la "modernité",
mais son travail se nourrit en fait de la pensée ésotérique.
C'est le désir d'établir une continuation physique
et lyrique à l'oeuvre plastique de Marcel Duchamp.
Être dans l'action.
Être dans un temps et un espace. Une
ombre inverse, lumineuse et en trois dimensions, comme
l' est Etant donnés
par rapport au Grand verre.
Le public se retrouve d'ailleurs, lors de nos représentations
dans la même situation de voyeur que face à Etant
donnés de Marcel Duchamp. Mais ce qui, dans un
cas est un mur physique séparant le spectateur de l' oeuvre,
devient dans nos spectacles une barrière d'énergie lumineuse
et sonore. Le spectateur doit être lacéré, démembré
par les furies. Son corps doit rejoindre les dimensions du monde, ne
plus être qu'un centre,
une brèche par
où s' engouffrera la cascade d'amour.
Dans son texte introductit à votre recueil
L'Autre Rive/Le Sens Positif et fort justement
intitulé "Le Peep-Show Alchimique", Vittore Baroni
a mis en relation I'amour quasi incestueux entretenu par Duchamp pour
sa soeur et celui qui semble vous animer.
Êtes-vous conscients du fait que cela puisse troubler le spectateur
de voir deux hommes, frères, nus, se mettant en scène
dans un ballet cosmique proche parfois du Théâtre de la
cruauté d'Antonin Artaud.
N'y a-t-il pas quelque chose d'ambigu en ce sens ?
L'obscur est
le séjour secret du clair.
Martin Heidegger
Nulle ambiguïté ! Encore une fois, nous
ne pouvons contrôler de telles interprétations. Dans ce
cas, le spectateur ne fait que projeter sa propre fantasmagorie sur
notre théâtre, qui se veut à l'égal des mystèteres
sacrés ou de l' auto -sacramental espagnol, un drame métaphysique,
incarnant cruellement sur scène le duel des causes premières,
dans une perspective rédemptrice,
et qui, physiquement,
par effet de vase communiquant, fonctionne donc comme un véritable
trou noir pour la psychologie.
LES ORAGES
DE LA JEUNESSE
PRECEDENT
LES JOURS BRILLANTS.
ISIDORE DUCASSE,
COMTE DE LAUTRÉAMONT
À l'image d'une collision d' atomes, nous voulons
par le choc violent de deux corps d'hommes, de charges identiques, provoquer
un dégagement d' énergie, ou plutôt situer son lieu
d' émergence, l'oeil amoureux de
la vérité.
Rendre visible dans I'instant le spectre
de la Beauté, la vie !
Entre nous et les spectateurs, dans un rapport de coeurs à coeurs,
cette onde qui trouve sa source entre nos deux coeurs face
à face, ira résonner dans le leur.
Il s'agit ici d'amour, de quelque chose qui se situe entre
les coeurs, au-delà des sexes.
Avant de remplir une coupe de vin nouveau, il faut
auparavant la vider du vin vieux qu' elle contient.
ETANT DONNÉS c' est imprimer
et non exprimer.
L' expression n' est même pas l' écume de la vague, c'est
le superlatif, le domaine
du dicible. L'indicible,
c'est la parole absolue, le Logos.
L'indicible, s'il ne peut être dit, peut être formulé,
engendré dans la forme,
rendu visible dans
sa présence, sa matérialité
absolue.
Mais visible seulement par l'oeil du coeur.
Objet noir que l' on perçoit, que l' on ressent comme une évidence,
comme une pierre dans la bouche, mais qui empêche de le dire.
Indicible, infiniment pesant... comme la rosée du matin qui s'évanouit
au fur et à mesure qu' elle devient visible...
Tout proche
Et difficile à saisir, le dieu
Mais aux lieux du péril croît
Aussi ce qui sauve.
Hölderlin
L'amour dont vous parlez n'est pas I'amour
"vulgaire".
Il se manifeste par delà le bien et le mal, le conditionnement
et I'individualité.
Heureux eeux qui n 'ont pas vu
et qui ont cru.
Jean 20.29
L'amour n'est jamais "vulgaire".
Il est ou n' est pas et aucun qualificatif ou superlatif ne saurait
lui être rapporté.
Il n'y a pas d' amour spirituel comme il n'y a pas d'amour physique.
Il y a l'amour.
Il est la matière du Monde et l'esprit du Monde.
Annihilons cette dualité entre matière
et esprit, au profit de ce qui est à la fois matière et
esprit, de ce qui constitue physiquement la substance ultime du Tout,
de ce qui est à la fois I'Être et son enveloppe, le multiple
et l'unique, de ce que nous appellerons le troisième état
de la matière-esprit, le Tiers-état
amoureux.
Vous qui chassez le ciel et rencontrez le sang, écoutez matériellement
avec l' oreille de l' esprit!
Tout est amour.
Je ne parlerai
pas, je ne penserai rien:
Mais l'amour infini me montera dans l'âme,
Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, - heureux comme avec une femme.
Arthur Rimbaud
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